Il vénère Jimi Hendrix et trouve que le groupe de rock américain System of a Down « dépote comme c’est pas permis ». Philippe a 57 ans, les cheveux gris et les yeux bleus d’un grand enfant. Chargé de l’orientation professionnelle au Pôle emploi de Besançon, il est à l’origine du premier « café Charlie », qui a réuni, dimanche 18 janvier, près de deux cents personnes au Théâtre Edwige-Feuillère de Vesoul, ville où il habite depuis son enfance.
Dans cette commune de Franche-Comté, la marche citoyenne a eu lieu vendredi 8 janvier, « en avance sur le reste du pays », souligne Philippe. Il y avait près de 2 500 participants, un record pour cette cité de 15 000 habitants peu habituée aux grands rassemblements. Professeur dans un collège de Vesoul, Sylvain Grépinet qualifie sa ville de « bourgeoise et administrative ». Il a tout de même le souvenir d’une grande mobilisation. C’était en 1968, quand son père l’avait traîné pour soutenir de Gaulle.

Dimanche 11 janvier, Philippe était devant sa télévision. « Très ému » par la mobilisation nationale, il a aussi eu peur « que ça retombe ». Rapidement, il a regretté que « le débat porte sur qui est Charlie ». « Qu’on soit Charlie ou pas, on s’en fout ; il y a eu Charlie, et l’événement, on ne peut pas le gommer », dit-il. L’événement, « c’est que de jeunes Français se sont attaqués à d’autres Français en leur supprimant la vie ». Et ça, il ne le comprend pas. Voilà pourquoi il a voulu organiser ce « café Charlie ». Il aimerait « saisir ce qui s’est passé, entendre un imam, un philosophe, un géopoliticien ». Philippe ne veut pas se mettre en avant, surtout pas donner son nom de famille. « Je ne suis qu’un petit bonhomme qui a dit : “Tiens, on va faire un truc”, mais je ne serai pas le patron du bistrot. » Il a écrit à la directrice du théâtre de la ville, Charlotte Nessi. Elle a trouvé l’initiative de ce spectateur « magnifique ». « C’est aussi ça, la fonction d’un théâtre », s’enthousiasme-t-elle.

« Devoir de mémoire »

A Vesoul et dans les alentours, ils sont nombreux à avoir répondu à l’appel de Philippe, relayé par courriels et dans la presse locale. Il en allait aussi d’un « devoir de mémoire », souligne Philippe, qui évoque avec émotion le professeur Choron, Cavanna et Cabu. Raoul Gagliolo, également présent dimanche dernier, se souvient sourire aux lèvres qu’à 12 ans il « se branlait sur la Paulette de Wolinski ». Il avait surtout besoin « d’exorciser l’émotion ».
A la tête d’un établissement public de protection de l’enfance, Philippe Chatelain est lui aussi venu répondre à « un sentiment de deuil, comme dans une famille quand on perd quelqu’un ». « C’est de la politique au sens noble du terme », s’exclame François Seine, un poète à l’écharpe rouge, qui vit à Vesoul depuis dix ans. Philippe aimerait d’ailleurs que l’événement qu’il a lancé fasse naître « quinze-vingt propositions ». L’idée serait de mettre en place « des cahiers de doléance », espère Raoul Gagliolo. Mais la crainte d’une récupération par les professionnels de la politique n’est pas loin. « Les communistes, le mouvement pour la VIe République, et même des francs-maçons m’ont approché ! C’est Ubu ! », s’exclame Philippe qui n’a jamais milité. « Ça sera dur de dépasser le clivage gauche-droite », présage Laurence Guerné, une autre participante. Conscient du risque, le député UMP et maire de Vesoul, Alain Chrétien, se veut vigilant : « Il ne faut surtout pas qu’il y ait de récupération, c’est une initiative spontanée, sincère », avance-t-il. Il aurait bien aimé se rendre au « café Charlie », mais « avec une moustache et une perruque », s’amuse-t-il.
Si tout le monde salue l’initiative de Philippe, « celle de citoyens lambda qui cherchent à faire durer le mouvement », personne n’est dupe du profil des présents. Charlotte Nessi, la directrice du théâtre, regrette « de ne pas avoir vu la jeunesse ». Le comédien François Morel en était également, invité à participer au « café Charlie » entre deux spectacles donnés à Vesoul. Il y est allé « comme citoyen », parce que « toutes les initiatives sont bonnes à prendre ». Très ému, il a tout de même noté qu’« il y avait beaucoup de gens de plus de 50 ans ». Et « personne de la diversité », souligne un autre participant.

Soif de paroles

La « diversité », elle est à quelques centaines de mètres de là, dans le quartier du Montmarin. Dans cette zone urbaine sensible, l’architecture est faite de tours et de barres HLM grises qui se regardent en chiens de faïence. Pour relier le Montmarin au reste de Vesoul, il n’y a qu’un nom, celui de la place Jacques-Brel. Ici, personne n’a entendu parler du « café Charlie ». Et pourtant, quand on interroge les habitants, tous auraient aimé y participer. C’est le cas de Nadia, une mère de famille franco-algérienne. « C’est une trop bonne idée », s’exclame-t-elle, tout en précisant qu’elle aurait besoin d’« en parler d’abord » à son mari et à ses enfants.

Lilas, 32 ans, voile blanc et immenses yeux bleus, regrette quant à elle de ne pas avoir été informée : « C’est dommage qu’on n’en ait pas entendu parler ici  ; j’y serai allée. » Elle déplore qu’on « ne demande pas leur avis aux musulmans, aux gens des quartiers ». « Il y aurait tellement de choses à soulever », soupire-t-elle. Rabi Er-Rada sort de prison, où il était incarcéré pour braquage. A 24 ans, il cherche du travail. Une initiative citoyenne comme le « café Charlie » ? « C’est bien, mais il y a une part d’hypocrisie », dit-il. D’après lui, « le problème, c’est qu’il n’y a pas d’action, il n’y a rien. On est mis à part et on ne peut pas avancer. »

Il y a comme une soif de paroles au Montmarin. Depuis les événements, les jeunes se retrouvent chaque soir au café du coin, le snack Kool. Ils sont une vingtaine et discutent jusqu’à tard dans la nuit. Entre eux, ils parlent de l’islam, disent que « ceux qui ont fait ça n’ont pas de religion, qu’ils sont dans un autre monde », mais évoquent aussi leur « peur ne plus trouver de travail ». Tout en roulant un joint de shit afghan, Mohammed, livreur de 27 ans, affirme qu’« ici on n’est pas Charlie, mais tous on condamne ce qui s’est passé à Charlie ».

« Kalachkouachi »

Certains avancent des théories complotistes. D’autres veulent provoquer. Comme ce jeune de 19 ans qui trouve drôle de se faire appeler « Kalachkouachi ». Mais tous, même ceux qui semblent les plus détachés, sont avides « de dialoguer, d’échanger ». S’il trouve dommage que « les gens de la ville gardent ces “cafés Charlie” pour eux », Mohammed profite de son travail pour « discuter, échanger des opinions différentes avec eux, c’est très important ».
« Les gens de la ville » ont bien conscience qu’il est essentiel de retisser des liens avec le quartier du Montmarin. Depuis son bureau de Pôle emploi, Philippe constate que « ça déconne ». Il est notamment témoin « des discriminations dans l’accès au travail ». « Si j’étais musulman, j’aurais peur », affirme Romuald, qui était aussi présent au « café Charlie ». Quand il a appris la tuerie à Charlie Hebdo, Raoul Gagliolo dit qu’il est « allé boire l’apéro avec le seul musulman de son village ». Le musicien regrette qu’il n’y ait plus de lieux où se retrouver : « En 1975, il y avait trois cafés à Authoison, aujourd’hui zéro. » François Seine, le poète, insiste : « Le café, c’était le lieu des rencontres, des discussions, surtout dans les campagnes. Maintenant il y a des écrans, du bruit, on ne se parle plus. »
Tout ça prendra du temps, beaucoup de temps. Mais c’est peut-être là que se trouve l’essence du « café Charlie », dans cette simple volonté de se retrouver, autour « d’une bonne tête de veau républicaine ou d’un tajine poulet-citron », comme l’aimerait Philippe. Un prochain « café Charlie » est prévu vendredi 30 janvier, sans doute au théâtre de Vesoul. A terme, Philippe et ses amis voudraient en organiser un au Montmarin, « peut-être sous un autre nom que “Charlie”, pour ne pas choquer », dit le « chef d’orchestre ».

Source : Le Monde